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Sauver (la biodiversité) ou périr : les enjeux de la CSRD pour lutter contre son érosion
72% des entreprises dépendent de la nature. Moins de 1% évaluent leurs dépendances vis-à-vis de la nature et 5% évaluent l’impact de leurs activités sur la nature. Pourtant un million d’espèces animales et végétales – soit 1/8e – pourraient disparaître de la Terre dans les prochaines décennies si aucune mesure n’est prise afin de préserver la biodiversité
C’est le constat alarmant dressé par la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) dans son rapport publié en 2019. La plateforme avertit également que « la nature décline globalement à un rythme sans précédent dans l’histoire humaine » et que « le taux d’extinction des espèces s’accélère, provoquant dès à présent des effets graves sur les populations humaines du monde entier ».
Face à cet effondrement de la biodiversité, souvent qualifié de « sixième extinction massive », les pouvoirs publics réagissent en adoptant des réglementations contraignantes à l’attention des entreprises, les incitant à prendre des mesures concrètes pour la protéger.
Dans ce contexte, les assureurs se trouvent confrontés à une nouvelle réalité : intégrer les enjeux environnementaux, en particulier ceux liés à la biodiversité, dans leurs stratégies d’affaires. Cela implique de repenser leurs modèles d’évaluation des risques en tenant compte de l’érosion de la biodiversité, une démarche devenue incontournable avec l’entrée en vigueur de la directive Corporate Sustainability Reporting (CSRD).
Toutefois, bien que les risques climatiques soient désormais bien compris et intégrés dans les processus décisionnels, le risque lié à la perte de biodiversité demeure un concept encore relativement récent. L’absence de méthodologies établies, d’indicateurs clairs et de données précises en la matière complique la mise en œuvre des mesures requises par cette nouvelle réglementation.
Un cadre réglementaire dense et complexe
Depuis le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pointant les activités humaines comme principales responsables de l’augmentation de la température mondiale, les pouvoirs publics ont réagi en adoptant l’Accord de Paris en décembre 2015. Cet accord ratifié par les états représentant plus de 50% des émissions de Gaz à effet de serre (GES) vise à contenir le réchauffement climatique en deçà de 2°C par rapport au niveau préindustriel d’ici 2100 en réduisant de 55% les GES d’ici 2030 et atteignant la neutralité carbone en 2050.
Les états signataires ont été invité à définir des plans d’action individuel pour se mettre en conformité. Au niveau européen, cela s’est traduit par le vote du « European green deal » en 2019. Le Green deal vise la neutralité carbone d’ici 2050 en :
- réorientant les flux de capitaux vers une économie plus durable[1];
- intégrant systématiquement la durabilité dans la gestion des risques ;
- favorisant la transparence et une vision de long terme.
Concernant les objectifs d’intégration de la durabilité dans la gestion des risques, de préservation de la biodiversité et de transparence des informations, une réglementation dense a été adoptée au niveau européen et national tel que la Loi Energie Climat (LEC) en 2019 ou encore la directive européenne CSRD en 2022, ainsi que des décrets d’application et arrêts.
La LEC fixe le cadre, les ambitions et la cible de la politique climatique nationale. En matière de publication d’informations et transparence extra-financière. L’article 29 renforce les exigences de publication d’informations sur les modalités de prise en compte des critères ESG dans la politique d’investissement et de gestion des risques[2] en intégrant les composantes des sujets climatiques, de biodiversité, etc. Dès 2022, les acteurs financiers assujettis devaient publier un premier rapport sur leur démarche environnementale, sociale et gouvernementale (ESG) interne et leur alignement aux règlementations internationales.
La CSRD, dont les premières publications sont attendues début 2025, marque encore une nouvelle évolution pour les entreprises en matière de transparence d’impact des critères ESG. En effet, la CSRD souhaite mettre sur le même plan les données financières et les données en matière de durabilité. Ainsi les entreprises devront décrire dans un reporting les modalités de prise en compte des enjeux de durabilité par la gouvernance et leur intégration dans la stratégie de l’entreprise. Par ailleurs, celle-ci devra également définir les impacts, risques et opportunités de la durabilité sur sa chaîne de valeur.
Afin de standardiser les reportings, des normes dites ESRS[3] ont été définies. Ces normes précisent et structurent les attendus du reporting en matière ESG. L’ESRS E3 et E4 (E pour environnement) viennent préciser les obligations relatives aux ressources marines et à la biodiversité et des écosystèmes. Les entreprises devront faire un plan de transition en accord avec les limites planétaire et les objectifs européen. Elles devront également divulguer et analyser leurs impacts, risques et opportunités liés à la biodiversité en utilisant des métriques.
Une pratique lacunaire
Dans un rapport paru en 2024, l’Autorité de contrôle prudentiel et résolution (ACPR) donne son analyse sur les premiers reportings des organismes d’assurance présentant leur politique relative aux risques en matière de durabilité en application de l’article 29 de la LEC. L’ACPR constate que la stratégie d’alignement sur les objectifs de long terme liés à la biodiversité est la moins aboutie des rapports et pour cause le risque de perte de biodiversité est récent et mal évalué. En moyenne, 72% des assureurs n’ont pas fourni de réponses sur les éléments d’informations requis dans la prise en compte de la biodiversité dans les risques ESG. Cette moyenne masque une grande hétérogénéité. En effet 1/5e des entités n’a pas du tout traité le sujet dans le rapport.
Selon l’ACPR, le peu d’informations fournies sur la biodiversité s’explique par :
- la notion de biodiversité récente, introduite par la LEC
- le peu d’initiative de place
- l’insuffisance des données et méthodes nécessaires à l’élaboration des mesures d’impact et d’empreinte
L’ACPR souligne également les difficultés rencontrées pour évaluer les impacts financiers et non financiers liés à la biodiversité, en raison du manque de méthodologie et d’indicateurs consensuels et compte essayer de créer de nouveaux outils afin de prendre en compte et appréhender les répercussions financières que peut avoir le déclin de la biodiversité sur l’activité assurantielle. L’estimation de l’impact financier des principaux risques ESG identifiés par la gestion des risques est limitée. Seuls 16% des organismes parviennent à identifier les risques de biodiversité qui ont un impact sur leur stratégie d’investissement et 18% ont abouti à une analyse de l’impact de ces risques sur les actifs et activités dans lesquels ils ont investi. En complément sur 95 rapports présentant une intégration des risques liés aux critères ESG, 5% présentent des impacts qualitatifs et 43% des impacts quantitatifs.
Par ailleurs, l’EFRAG a consulté vingt-huit entreprises européennes dont des institutions financières comme des banques, des assureurs et des gestionnaires d’actifs au sujet du reporting de la CSRD. Il ressort dans son rapport : l’impact positif de l’analyse de double matérialité[4]. La double matérialité nécessite de la part de l’entreprise d’analyser leurs impacts sur l‘environnement mais aussi l’incidence de l’environnement sur leurs activités. Pour ce faire, afin d’avoir les meilleures données et analyses possibles, l’ensemble des services sont amenés à intervenir et à collaborer. L’EFRAG conclut dans son rapport que les reportings de la CSRD à venir ne seront pas parfaits mais devraient s’améliorer.
Une méthodologie en construction
La CSRD impose aux entreprises de nouvelles obligations en matière de durabilité. Toutefois, sans doute par manque de connaissances spécifiques pour bien appréhender les enjeux, la réglementation n’offre pas toujours des orientations claires pour aider les assureurs à comprendre pleinement les attentes et à se mettre en conformité. Ce manque de recul se traduit par des réglementations incomplètes ou ambiguës. Par exemple, la CSRD impose des obligations strictes en matière de reporting sur la durabilité, mais les informations concrètes sur certains sujets tels que l’interprétation des modalités de mise en œuvre des ESRS restent souvent insuffisantes. Les organismes d’assurance rencontrent des difficultés (i) pour intégrer ces risques efficacement dans leurs stratégies, (ii) dans la réalisation des IRO (impact, risque, opportunité).
Ces difficultés sont accentuées en l’absence de méthodologies standardisées et d’indicateurs consensuels permettant aux entreprises d’évaluer des éléments liés à la biodiversité. Dans le secteur de l’assurance, au 31 décembre 2023, seules 25% des entreprises avaient publié leur analyse de la double matérialité. 42% des entreprises ayant réalisés une analyse de double matérialité, présentent les résultats de leur analyse au regard d’enjeux de durabilité sans avoir réalisé de IRO, ce qui ne répond pas complètement aux exigences des ESRS. En outre, seule une minorité 14 % des organismes d’assurance a défini des seuils de matérialité pour déterminer les IRO alors que la définition de seuils de matérialité est nécessaire pour être en conformité.
Par ailleurs, la disponibilité et la qualité des données constituent un défi majeur pour les entreprises cherchant à se conformer aux nouvelles réglementations. Le manque de données précises rend difficile la modélisation des risques liés à la biodiversité, ce qui complique l’évaluation des impacts financiers et non-financiers potentiels de celles-ci. 80% des entreprises peinent à reconstituer l’ensemble de leur chaîne de valeur (en amont et aval) et à obtenir des données fiables, en particulier lorsque celles-ci proviennent de sources externes. En effet, bien que certaines grandes entreprises soient exemplaires, la majorité ne traite pas la biodiversité avec la même importance que le climat. Seules 5 % des entreprises considèrent la biodiversité comme un enjeu majeur. Beaucoup se concentrent sur des actions limitées à leurs sites de production, alors que 90 % des pressions sur la biodiversité proviennent de leurs chaînes d’approvisionnement. Malgré cela, 45 % des organismes d’assurance ont une cartographie détaillée de leur chaîne de valeur.
Des outils utiles à la standardisation des reportings
Toutefois, pour palier la difficulté de construction de ces premiers rapports, plusieurs initiatives ont vu le jour pour aider les entreprises à intégrer les risques liés à l’érosion de la biodiversité et le changement climatique dans leurs stratégies.
L’ACPR encourage le dialogue avec les parties prenantes de la chaîne de valeur. L’Autorité recommande aux assureurs d’utiliser des données fiables et vérifiées afin d’avoir des indicateurs pertinents, d’élaborer des stratégies adaptées, de s’engager dans la réduction de leurs impacts. L’ACPR a suggéré l’utilisation des recommandations de la Taskforce on Nature-related Financial Disclosure (TNFD).
Les travaux de la TNFD invitent les entreprises à identifier leurs dépendances à la biodiversité et leurs impacts. Cela implique des audits environnementaux, une évaluation des risques liés à la perte de biodiversité, et l’adoption d’indicateurs spécifiques pour un suivi rigoureux des progrès. Il s’agit de la méthode LEAP[5]. Les acteurs tels qu’Axa et BNP Paribas participent déjà à ce groupe de travail ce qui illustre leur volonté d’adopter des stratégies alignées sur les objectifs de protection de la biodiversité.
Dans le cadre de la recherche d’évaluation de l’impact environnemental et biodiversité, les entreprises peuvent utiliser la plateforme CDP (Carbon Disclosure Project). Initialement axé sur le climat, le CDP s’étend aujourd’hui à des problématiques comme la gestion de l’eau, la déforestation, et la biodiversité, avec un système de notation de A à F sur la base d’un questionnaire. Ce système aide les entreprises à établir des plans d’action pour améliorer leur score et leur image auprès des investisseurs.
Pour pallier le manque d’indicateur, les entreprises peuvent se référer au Global Biodiversity Score (GBS). Le GBS est un indicateur mesurant quantitativement et qualitativement l’impact sur la biodiversité, en reliant les données de l’activité économique aux pressions sur la biodiversité et en exprimant ces pressions en impacts sur la biodiversité. Les résultats du GBS sont donnés en MSA.Km2 allant de 0% (écosystème détruit) à 100% (écosystème vierge).
Ces organismes et métriques peuvent être très utiles à la construction du reporting CSRD sur la partie biodiversité. L’EFRAG qui a rédigé les normes ESRS, a par exemple annoncé coopérer avec la TNFD afin que les ESRS et les recommandations de ce cadre commun soient compatibles.
Les initiatives comme la TNFD et des outils tels que le GBS et la plateforme CDP permettent de fournir un appui méthodologique pour évaluer et gérer les impacts sur la biodiversité. Cependant, l’efficacité de la réglementation et de ces outils dépendra de la capacité des assureurs à intégrer ces pratiques dans leurs modèles, tout en renforçant la gouvernance et développant une culture d’entreprise. Qui s’assurera de la véracité des mesures mises en place et de leur efficacité ?
De manière concrète, Adequation advisory préconise de :
- Impliquer la gouvernance pour mener à bien les travaux de mise en conformité à la réglementation sur le développement durable et développer une culture d’entreprise autour de cette notion
- Consolider la cartographie des process
- Impliquer l’ensemble des acteurs pour permettre une analyse de l’ensemble de la chaîne de valeur afin d’identifier les enjeux de durabilité, collecter des données fiables et évaluer la double matérialité dans le respect de la règlementation.
- Identifier des indicateurs pertinents au regard des attentes de la réglementation
- Conserver les indicateurs d’une année sur l’autre pour permettre le suivi et la comparaison
- Adopter des mesures d’atténuation des effets négatifs en double matérialité et identifier les risques résiduels
- Mettre en place une comitologie de suivi
[1] La Biodiversité est la contraction de « biologie » et « diversité », représente la diversité des êtres vivants et des écosystèmes : la faune, la flore, les bactéries, les milieux (océans, forêt…) mais aussi les gênes et les variétés domestiques. https://www.vie-publique.fr/eclairage/271780-erosion-de-la-biodiversite-des-strategies-pour-proteger-la-nature
[2] Développement durable : un développement économique efficace, socialement équitable et écologiquement soutenable
[3] Article 173-VI de la LTECV
[4] European Sustainability Reporting Standards, Ces ESRS sont segmentés en 12 critères : 2 critères généraux, 5 critères sur l’environnement, 4 sur le sociale et 1 sur la gouvernance
[5] Ces nouvelles normes ESRS exigent une analyse de double matérialité, avec :
- La matérialité d’impact (outside-in) : l’impact de l’entreprise sur l’environnement et les parties prenantes. L’évaluation de la matérialité d’impact se fait pour les impacts négatifs en regardant l’ampleur, l’étendue, l’irrémédiabilité et sa probabilité s’il est potentiel. Et pour les impacts positifs, il faut regarder l’ampleur, l’étendue et sa probabilité si potentielle.
- La matérialité financière (inside-out) : l’impact des sujets ESG sur l’entreprise
L’évaluation de la matérialité financière, regarde la probabilité et l’ampleur financier.Cette nouvelle étape est donc un point important de ce reporting où l’entreprise définit ses impacts et ses risques/ opportunités, des enjeux de durabilité sur l’ensemble de sa chaine de valeur.
[6] LEAP= Locate Evaluate Assess Prepare
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